Des Mondes Imaginaires

Des Mondes Imaginaires

AT pour Belisamart - juin 2011 - Thème : Charmes et Sortilèges

 

 

Le cri d’un arbre

 

 

 

—        Surtout ne vous éloignez pas du groupe ! Tel était le mot d’ordre de notre professeur de sciences Madame Magnola.

 

Pas de danger. Je ne tenais pas à me perdre dans cette immense forêt !

 

 

 

Cela faisait maintenant deux jours que nous campions avec toute la classe. L’objectif de cette classe de découverte était de parcourir la faune et la flore de la région.

 

Plus que dix jours de calvaire et je pourrai enfin retrouver le confort de ma chambre. Je n’avais pas dormi depuis notre arrivée. Il fallait dire que la nuit, entre les ronflements de mes camarades et les cris d’animaux nocturnes, le sommeil ne venait pas facilement.

 

Nous avions déjà observé des pelotes de déjection d’un héron, décrit l’écosystème d’une mare et constitué un herbier. Cette journée serait consacrée à la recherche d’indices de présence d’animaux. Autrement dit, nous allions devoir écouter attentivement les bruits nous entourant — comme si cela ne suffisait pas d’écouter les bruits la nuit, il fallait aussi les écouter la journée — repérer des traces ou empreintes prouvant le passage d’un quelconque animal.

 

Il avait plu cette nuit et je m’amusais à regarder Stacy et Lydia, les deux filles les plus populaires de la classe, s’embourber et lancer des jurons. Leurs bottes roses bonbon étaient dorénavant couleur boue. Le plus amusant fut lorsque Stacy glissa en voulant enjamber une flaque et se retrouva par terre. A ce moment-là, j’entendis même un oiseau siffler de plaisir.

 

Nous marchions depuis trois longues heures. Nous n’avions observé que des traces de pattes d’oiseau et de biche. Soudain, le soleil fit une légère percée entre les arbres et mon regard se porta vers ses rayons. Je plissais les yeux et quelque chose attira mon attention.

 

Un arbre, plus exactement.  

 

Il se situait à quelques mètres. Etonnamment, j’étais le seul à avoir vu cet arbre qui pourtant avait quelque chose de spécial. En effet, son tronc semblait accueillir une étrange sculpture. Je voyais bien mon groupe s’éloigner légèrement mais je voulais approcher cet arbre davantage. De toute façon, je ne risquais pas de me perdre. Les autres s’étaient arrêtés pour observer une crotte de je ne sais quel animal.

 

Je m’éclipsais rapidement afin de ne pas être suivi par un élève un peu trop collant. J’aimais être seul. A vrai dire, je ne m’étais pas fait d’amis dans cette classe. Je débarquais tout juste de Chine. Mes parents, français d’origine, vénéraient ce pays. J’étais né là-bas, j’y avais vécu toute mon enfance mais pour des raisons professionnelles, mes parents étaient revenus en France. Avec moi. J’avais du mal à m’habituer à ce nouveau pays. J’avais l’impression de ne plus avoir d’identité nationale : chinois ? français ? parlant les deux langues…

 

 

 

J’arrivais à destination. Je jetais un coup d’œil derrière moi quand j’aperçus Lydia grimacer d’écœurement à la vue de l’excrément. Je me retournais pour observer l’arbre dans son intégralité. Il s’agissait d’un charme. Pourtant, je n’avais vu jusque-là que des chênes essentiellement. Il semblait trôner au milieu de la forêt, seul parmi les chênes, bouleaux et merisiers. Je m’approchais de l’arbre et effleurais la sculpture du bout des doigts. Il s’agissait d’un visage. Un visage de jeune fille. Il était tellement bien sculpté qu’on en apercevait les moindres détails : un visage ovale au front et aux yeux clos plissés, un nez aquilin, des lèvres fines. De chaque côté du visage se trouvaient des mains qui semblaient sortir de l’arbre. Je pouvais nouer mes doigts dans ceux de ces mains sculptées dans le bois. On aurait dit que ce visage et ces mains tentaient de s’extirper de l’arbre. Le front et les yeux plissés trahissaient un effort insurmontable dû au combat que menait cette inconnue pour tenter de s’évader de cette prison éternelle.

 

Si cette jeune fille avait existé, elle aurait été d’une beauté incroyable. J’aurais beaucoup aimé rencontrer le sculpteur. Ce travail si précis méritait d’être félicité.

 

Je me retournais vers le groupe en vue de le rejoindre quand je découvris qu’il n’y avait plus le moindre élève. Ils étaient partis. Ils m’avaient oublié. Aucun d’entre eux ne s’était aperçu de mon absence. Forcément, je n’avais aucun ami parmi eux susceptible de s’inquiéter de ma disparition. J’espérais seulement que Madame Magnola recompterait à temps les élèves.

 

Soudain, je sentis une main se poser sur mon épaule droite, puis une autre se poser sur ma hanche gauche. Elles m’attiraient en arrière. Je sentis mon dos s’abattre sur le tronc de l’arbre pour lequel j’avais eu tant d’admiration. Je sentis l’arbre se ramollir. Qu’était-il en train de se produire ? Mon cœur s’emballa sous l’effet de la surprise. Qui m’attirait contre l’arbre ? Etais-je tombé sur un fou rôdant dans les bois ? Pourquoi cet arbre se ramollissait-il à mon contact ?

 

Je n’eus pas le temps de faire volte-face pour répondre à mes questionnements. La tête me tourna. Un voile blanc passa devant mes yeux. Je m’évanouissais.

 

 

 

Une odeur piquante me réveilla. J’ouvris les yeux péniblement. Des feuilles de menthe chatouillaient mon nez. Visiblement, j’étais étendu sur le sol humide. Le soleil transperçait encore les arbres de ses rayons. C’était un spectacle magnifique. Le vert des feuilles mélangé au doré des rayons du soleil. Une légère brise soufflait dans les feuillages. Je me ressaisis et m’assis. Ma tête me tournait encore légèrement.

 

J’observais les alentours. Quelque chose clochait. J’étais toujours dans la forêt mais… elle avait changé ! Les chênes, bouleaux et merisiers avaient laissé place à une forêt de charmes. C’était pourtant impossible. Je fermais les yeux pour mieux les écarquiller mais non. Les charmes m’encerclaient toujours. Lors de mon évanouissement, la personne se trouvant dans mon dos m’avait peut-être emmené ailleurs dans la forêt. C’était la seule explication plausible. Génial ! Maintenant, j’étais certain que Madame Magnola ne me retrouverait plus. Je ne savais pas moi-même où je me trouvais. La nuit allait bientôt tomber. Il fallait impérativement que je trouve de l’aide.

 

Je me relevai et entrepris de chercher une route ou tout autre élément de vie humaine.

 

Au bout de vingt minutes de marche active, des maisons se dessinaient au loin. Je pressais le pas et arrivais enfin au bord d’une vaste clairière. A ma grande surprise, ces maisons n’avaient rien de commun à toutes celles que j’avais pu voir dans ma longue vie d’adolescent. Elles étaient atypiques. Les murs étaient faits d’une sorte de torchis couleur terre, les fenêtres n’étaient que des trous béants dans les parois des murs. Je n’osais imaginer quel froid il devait faire dans ces maisons un jour d’hiver. L’ossature de la charpente et le toit étaient en bois. On se serait cru dans un village ancien. J’étais peut – être tombé sur un village écologique ou encore un site de reconstitution historique, qui sait ? Ça me rappelait aussi ces sites internet qui vous proposaient des hébergements insolites en yourte, tente indienne, roulotte ou autres. J’aperçus au loin des personnes s’activer autour d’un feu, des femmes étendaient du linge un peu plus loin, des enfants jouaient face à un bâtiment qui ressemblait plus ou moins à une école. Je les observais avant de poursuivre vers eux et ma première analyse fut qu’il s’agissait très certainement d’un village version méga écolo. Leurs fringues devaient dater du moyen âge. On se serait cru dans un remake du film « le village » de M. Night Shyamalan. Je commençais à avoir sérieusement la frousse. Mais la nuit pointait déjà le bout de son nez. Il fallait que je prenne mon courage à deux mains et que je demande de l’aide à ces étranges habitants en espérant qu’ils aient au moins un téléphone portable.

 

Je m’avançais dans la clairière quand une main empoigna la mienne. Voilà que ça recommençait ! Mais cette fois – ci, hors de question de m’évanouir ! Je me retournais vivement et vis… une fille.

 

Son visage, je l’aurai reconnu entre mille. Incroyable. Il s’agissait du visage sculpté dans l’arbre. Bah ! Je devais sans doute me tromper.

 

—        Bonjour, balbutiai-je, qui es –tu ?

 

Elle me scrutait d’une façon étonnante. J’en étais mal à l’aise. Ses cheveux étaient noirs. Ils étaient si longs qu’elle avait pu les nouer en une longue tresse qui tombait jusqu’aux reins. Elle portait un bustier en velours rouge et une longue jupe noire. Ses yeux étaient si foncés qu’ils semblaient noirs bien que divers reflets les rendaient indescriptibles. Elle… elle me troubla. Un nouveau sentiment s’ancra en moi. Un sentiment que je n’avais jusque là jamais connu.

 

L’amour. Ou plutôt ce que certains appelleraient… le coup de foudre.

 

Cette fille m’avait frappé en plein cœur. Impossible dès lors de l’oublier.

 

 

 

—        Je m’appelle Henryana.

 

 

 

J’appris plus tard que ses parents l’avaient nommée ainsi en hommage à une espèce particulière de charme qu’ils appréciaient.

 

 

 

Elle prit mon visage entre ses mains. De manière incompréhensible, je la laissais faire. Elle tâta du bout de ses doigts mon front, mon nez, ma bouche. Lorsqu’elle s’arrêta sur celle-ci, je retins mon souffle. Puis elle descendit sur mon menton, mon cou et posa ses mains sur mon torse. A nouveau, mon souffle s’arrêta.

 

 

 

—        C’est surprenant. Tu ne devrais pas être ici. Tous disaient qu’il s’agissait d’une légende. L’autre monde existe donc bel et bien. J’avais donc raison !

 

 

 

Sur ces mots, elle m’attira à elle et me serra dans ses bras. L’étreinte ne dura qu’une minute mais cela fut suffisant pour manquer de m’évanouir à nouveau tant je retenais cette fichue respiration.

 

 

 

—        Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Je m’appelle Setchouan. Je fais partie d’un groupe d’élèves d’une classe de découverte. Tu n’aurais pas aperçu des élèves traîner dans le coin ?

 

—        Non. Tu ne les trouveras pas ici. Il faut que je t’emmène voir l’Ancienne. Il faut qu’elle te voie.

 

—        Explique-moi parce que là je commence légèrement à flipper. C’est qui cette Ancienne ?

 

—        L’Ancienne est la plus vieille femme du village. Elle t’expliquera. Je vais enfin leur prouver que l’autre monde existe.

 

 

 

Henryana me prit par la main et m’emmena dans la clairière. Les villageois arrêtèrent leurs occupations puis nous rejoignirent. Ils semblaient stupéfaits. Ils ne devaient pas voir beaucoup de monde s’attarder au beau milieu de leur forêt. Ou alors ils n’avaient plus l’habitude de voir des habits achetés dans les centres commerciaux. Depuis combien de temps n’avaient-ils pas mis un pied en ville ?

 

Henryana tenta de se frayer un chemin parmi les curieux et pénétra dans la plus grande bâtisse du village. Nous entrâmes, suivis des curieux, et je constatais que la bâtisse ne comportait qu’une seule et immense pièce. Rapidement, tout le monde s’y engouffra. Je vis l’Ancienne — cela devait sans doute être elle vu son âge avancé — assise au fond de la pièce sur une espèce de chaise à bascule en bois. Elle plissa les yeux et d’un geste me fit signe d’avancer.

 

 

 

—        Entre Setchouan, m’ordonna la vieille femme

 

—        Comment connaissez-vous mon prénom ?

 

—        Mon petit. Tu es la prophétie. Henryana a réussi. Personne n’y croyait mais tu es bel et bien là.

 

 

 

 

 

J’entendis des murmures s’élever au sein de la foule. L’Ancienne les fit taire d’un simple geste de la main.

 

 

 

 

 

—        Ecoutez, je ne comprends pas. Je campe avec mes camarades de classe et ma prof’ de sciences Madame Magnola. Je me suis évanoui mais lorsque je me suis réveillé, je n’étais plus au même endroit. Vous savez où est la ville la plus proche ? Je dois absolument rejoindre le groupe avant qu’ils n’organisent une battue pour me retrouver. Vous avez un portable ?

 

—        Inutile ! hurla la bonne femme. Tu ne trouveras pas de nouvelles technologies en dehors de notre village. Tout alentour est ainsi. Tu n’es plus dans ton monde. Ici, les téléphones n’existent pas. Pas plus que les villes. Nous vivons en autarcie. L’entraide entre villages est de mise. Tu es arrivé parmi nous grâce à un sortilège. Henryana croyait en un hypothétique monde parallèle qui est le tien. Je l’ai aidé dans sa quête car mes visions confirmaient ta venue. Ensemble, nous avons lancé un sortilège ancestral au plus vieux charme du comté. Dans les rêves d’Henryana, le seul arbre semblable aux nôtres dans ton monde étaient le charme. C’était donc le seul lien entre nos deux mondes. Le seul passage possible. Le sortilège lancé n’est en réalité qu’un pont entre nos deux univers.

 

 

 

Sortilège ? Monde parallèle ? Ça y est ! C’était bien ma veine, tiens ! J’étais tombé sur une bande d’écolos complètement allumés ! Bon, il faudrait donc que je me débrouille seul. Comment faire pour me débarrasser gentiment de ces cinglés ?

 

 

 

Soudain, un cri à vous glacer le sang me figea sur place.

 

 

 

—        Qu’est-ce-que c’est ?, marmonnai-je.

 

—        Sans doute ce qui te permettra de nous croire, m’expliqua Henryana. Son sourire m’apaisait et provoquait les soubresauts de mon cœur.

 

 

 

La foule se fendit en deux comme pour m’inciter à sortir de la chaumière. Je ne savais que faire. Le cri provenait du dehors et je n’avais plus trop envie de déguerpir par la grande porte. Henryana me prit par la main — là les soubresauts provenaient de mon corps au complet — et m’attira vers la porte. Elle sentit mon hésitation et tira sur mon bras à deux mains. Elle semblait sûre d’elle et ne pas craindre ce qui nous attendait à l’extérieur. Une sueur froide parcourut mon dos et mon manque de courage me fit rougir de honte. Henryana ouvrit la porte d’un geste gracieux.

 

Le cri semblait se démultiplier. Il provenait des alentours du village. Je passais ma tête par l’encadrement de la porte et vis un spectacle étonnant. Les charmes alentours accueillaient un trou béant en leur tronc. De leurs entrailles s’échappaient d’étranges petits êtres, des hamadryades, me renseigna Henryana. Je me souvenais des cours de mythologie prodigués par le prof’ de latin. Heureusement pour moi, ce dernier aimait comparer la mythologie latine à la mythologie grecque et je me rappelais rapidement ce qu’étaient les hamadryades. Il s’agissait de nymphes liées à un seul arbre, en l’occurrence ici, le charme. Leurs vies étaient tellement liées que si l’arbre venait à mourir, l’hamadryade mourrait aussitôt.

 

—        Quel spectacle incroyable ! Tellement… irréel ! Je… J’ai entendu dire que les hamadryades étaient timides et ne se montraient pas au grand jour. Que se passe-t-il ?

 

—        Elles sentent que leurs charmes se meurent et montrent leur peine par leurs cris.

 

—        Comment se fait-il que les arbres meurent ?

 

—        La cause se trouve dans ton monde.

 

—        C'est-à-dire ?

 

—        Le lien entre nos charmes est tel que lorsqu’un charme de ton monde meurt, un autre s’éteint ici. Récemment, les charmes ont commencé à dépérir ici. Il se passe quelque chose de l’autre côté, chez toi. Ici, nous respectons trop nos arbres pour les mettre en péril. Nous vivons en harmonie avec la nature, nous connaissons tout le bien qu’elle nous apporte et en cela nous la protégeons. Dans ses visions, l’Ancienne avait vu un jeune homme venant de l’autre monde pour sauver nos hamadryades.

 

—        Moi ?

 

—        Oui. Il nous faut trouver l’origine de ce mal. Sans quoi, toutes nos hamadryades mourront et donc nos charmes. Ça serait la fin de mon monde car sans arbres, l’oxygène nous manquerait.

 

Il était tard. Les badauds rentrèrent chez eux et l’Ancienne m’offrit une laine de mouton en guise de matelas. J’avais du mal à m’endormir. En même temps, vu les circonstances, c’était logique. J’étais visiblement dans un autre monde et érigé au rang de sauveur. Et pour compléter ce tableau, Henryana hantait mes pensées.

 

Le lendemain, Henryana vint me chercher de bonne heure. J’avais passé ma nuit à réfléchir et j’étais venu à la conclusion que je viendrai en aide à ce peuple. Mon destin était à tout jamais modifié. Je ne serai plus le même qu’avant. Je savais maintenant. Un autre monde coexistait avec le nôtre. J’étais la prophétie, celui qui viendrait pour sauver leur monde. C’était un signe.

 

L’Ancienne nous renseigna sur ses visions.

 

—        Setchouan, tu es la prophétie, l’élu. Seul toi pouvais ouvrir le passage. Vos prénoms et vos âmes sont liés. Le choix de vos parents n’est pas anodin. Carpinus Henryana, le charme Henryana est appelé communément le charme de Setchouan. Vos prénoms désignent donc la même chose. Vous aimez la nature et la protégez. Vous êtes l’unique lien entre les deux mondes. Henryana a réussi à te ramener parmi nous. Elle avait ouvert un pont entre les deux univers mais ne pouvait le traverser complètement d’où la sculpture dans l’arbre. Elle n’a pu que t’attirer sur ce pont et une fois dessus, elle t’a ramené ici, dans notre monde. Dorénavant, ensemble, pour pourrez aller d’un monde à l’autre grâce à un sortilège plus puissant. Seulement, n’oubliez jamais ceci : le passage complet n’est possible que si vous êtes ensemble. Henryana ne pourra revenir ici sans toi et inversement, tu ne pourras rentrer dans ton monde sans elle.

 

—        Comment se fait-il qu’à mon réveil, j’étais seul ?

 

—        J’ai… j’ai pris peur, se justifia Henryana. Je t’ai suivi jusqu’à l’orée du bois, avant que tu ne pénètres dans notre village. J’étais assez proche des miens pour demander de l’aide si…

 

—        Si j’étais quelqu’un de dangereux, la coupai-je. Tu n’as pas à avoir peur de moi.

 

L’Ancienne acquiesça sûre d’elle et de ses visions. Henryana rougit. Elle reprit ses esprits et m’expliqua qu’elle viendrait dans mon monde pour trouver la cause de ce mal qui les menaçait. Son courage et sa détermination la rendait encore plus attirante. L’Ancienne expliqua ensuite à Henryana comment formuler ce nouveau sortilège plus puissant que le précédent. Il faut dire que nous serions deux à traverser le charme. Le passage, comme le nommait Henryana, serait plus difficile. Ce sortilège s’apparentait à de la magie vaudou ou je ne sais quel autre truc du genre. Henryana entra en transe en proférant des paroles incompréhensibles :

 

Hoh maeïa Molina

 

Henryana Setchouan

 

Carpina omena charma

 

Foliana passara…

 

Elle prit ma main et toucha le charme le plus ancien. Mon corps sembla se désintégrer mais je perdis connaissance avant même de mémoriser les sensations provoquées lors de ce passage entre les deux mondes.

 

J’ouvris péniblement les yeux. Henryana était étendue à côté de moi. Elle s’était également évanouie. Je m’attardais sur son visage aux traits si fins. Ses joues rosées se distinguaient de la pâleur de son teint. Ses lèvres étaient d’un rouge écarlate. Je m’accoudais péniblement afin de l’admirer de plus près. Ses cheveux retombaient autour de sa tête tels les rayons du soleil, ce qui laissait entrevoir ses oreilles et son cou. Elle semblait si vulnérable. L’idée de déposer un baiser sur ses lèvres effleura mon esprit mais serait-elle d’accord ? Eprouvait-elle les mêmes sentiments que moi ? Henryana se réveilla. Ses joues rosées s’empourprèrent, ses yeux se fondaient dans les miens. Que pensait-elle ? Les cris de Madame Magnola mirent fin à cet échange de regards. Henryana m’attendrait sous ce charme cette nuit. Si je ne venais pas, elle partirait seule à la recherche de son ennemi invisible.

 

Minuit. Je m’étais pris un sacré savon par ma prof’ de sciences. Ils avaient cherché après moi pendant une bonne demi-heure. A croire que bien que nos deux mondes soient liés par les problèmes, ils ne l’étaient pas par le temps. J’avais entrepris de rejoindre Henryana sous le vieux charme. Heureusement pour moi, je disposais d’un sens inné de l’orientation. Il se situait près du croisement de chemins de tracteur à deux kilomètres du campement. Henryana m’attendait. J’étais gêné. Je ne savais pas trop comment me comporter. Cette proximité que j’avais tenté de mettre en place lui paraissait sans doute déplacée. Après tout, je ne savais rien d’elle. Depuis notre rencontre, elle me parlait peu. Peut-être ne désirait-elle pas que nous soyons ensemble. Peut-être me giflerait-elle si je tentais de l’embrasser.

 

—        Le questionnement nuit à l’agissement. L’incertitude t’empêche de réaliser tes désirs. Voici comment je vois l’avenir.

 

Henryana attrapa mes mains et m’attira à elle. Elle m’embrassa. Nous étions liés par un charme, quelle que soit la définition que l’on donnait à ce mot. Elle me désirait autant que je la désirais. Mais quelque chose clochait. Ses paroles me désorientaient. Que voulait-elle entendre par là ? Avait-elle vu dans mon regard mes doutes ? Ma peur de l’embrasser ? Tout en elle était synonyme de mystère.

 

Mal à l’aise mais paradoxalement heureux, je décidais de revenir sur notre quête. Cependant, je ne savais où chercher. J’avais déjà passé quelques jours dans ces bois et je n’avais vu aucune activité suspecte dans le secteur susceptible de décimer une telle forêt.

 

—        La cause doit se trouver proche du vieux charme. C’est l’unique passage permettant un lien entre nos deux mondes. Cet arbre doit être atteint par ce mal pour que cela se propage à notre monde.

 

—        Donc, il faut chercher aux alentours. Cette forêt est classée réserve naturelle. Aucune activité néfaste n’est pourtant possible.

 

—        Qu’est-ce qu’une réserve naturelle ?

 

—        Il s’agit d’un espace protégé. Ce terrain doit abriter une faune ou une flore exceptionnelles ou alors menacées.

 

—        Sa protection semble être corrompue.

 

Nous avions cherché toute la nuit. Sans résultats. En outre, les arbres alentours, y compris le vieux charme, ne semblaient pas mal en point. Ce n’est que le lendemain que je compris ce qui se passait. Henryana était restée cachée dans les bois le temps que la journée de classe verte s’achève. Nous étions non loin du vieux charme et j’espérais que nous ne tombions pas sur ma copine. Elle aurait du mal à expliquer sa tenue moyenâgeuse à mes camarades de classe ainsi qu’à mon professeur. Ai-je bien dit le mot « copine » ? Je n’y avais pas songé réellement jusque là. Pourtant cette réalité était bien là. Le baiser échangé était réel. Je sentis mes joues s’empourprer au souvenir de ce baiser. Je me demandais ce que serait notre vie dorénavant entre nos deux mondes si distincts. Peut-être ne concevait-elle pas notre vie à deux. Peut-être ne voulait-elle de moi que le temps de découvrir qui détruisait les arbres de son monde. Peut-être…

 

—        Madame Magnola !!!

 

Stacy m’extirpa de mes pensées dans un hurlement mélodramatique. L’ensemble de la classe s’empressa d’entourer la demoiselle apeurée. Je ne parvenais pas à me frayer un chemin parmi mes camarades. Johan devenait mes yeux pour le coup.

 

—        Ouah ! C’est dégueu’ ! Comment c’est possible ? Matez-moi ça M’dame Magnola ! Un banc de poisson crevé !

 

Toute la délicatesse et la poésie de Johan se reflétaient dans cette phrase mémorable. Madame Magnola lui asséna une tape sur la tête pour le coup. Ce qui ne manqua pas de faire rire toute l’assemblée. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui rendait malade les arbres. La rivière jouxtant la forêt était visiblement polluée. Et nous n’étions pas les seuls au courant. La police était sur l’autre rive en train de faire des prélèvements. Quelqu’un empoisonnait l’eau de la rivière, les poissons et pas seulement. Toute la forêt. Et de surcroît celle d’Henryana. Mes réflexions m’amenèrent à me demander si d’autres mondes parallèles existaient comme celui d’Henryana et si la bêtise humaine les menaçait. L’être humain changerait-il de comportement s’il se savait le destructeur d’autres mondes n’étant pas le sien ? La réponse fut vite trouvée. Pourquoi protégerait-il un autre monde alors qu’il continuait à détruire le sien malgré les avertissements des défenseurs de la nature ?

 

La journée s’écoula lentement. J’éprouvais le besoin de rejoindre Henryana. Pour lui faire part de ma découverte. J’avais aussi envie de la retrouver pour la serrer dans mes bras, l’embrasser à nouveau. L’instant fut si intense que j’en oubliais presque de lui annoncer mes découvertes. Henryana s’approcha du bord de la rivière afin d’en observer son cours. Il nous fallait déterminer le courant afin de remonter vers la source. Ce fut chose faite. Nous remontâmes la rivière durant deux longues heures sans rien trouver de suspect quand un bâtiment à priori désaffecté nous interpella. Il était éclairé bien qu’il aurait dû être inoccupé. Les baies vitrées laissaient percevoir une faible lueur dans la pénombre de la nuit, donnant au lieu des allures de site hanté. Mon instinct me fit comprendre que nous nous étions mis dans un sacré pétrin. Le bâtiment accueillait une large porte donnant directement sur la rivière. J’apercevais alors sans doute la cause de tous nos problèmes. Un énorme tuyau rejetant une eau à la couleur douteuse s’échappait de la porte pour finir directement dans la rivière. Les occupants déversaient cette eau usée dans la rivière sans vergogne. Ils ne se souciaient guère du critère de réserve naturelle octroyé à notre forêt.

 

—        Reste ici, je vais m’approcher plus près. J’ai le sentiment qu’il se trame quelque chose de pas clair et je ne veux pas qu’il t’arrive quoique ce soit.

 

—        Non, je veux t’accompagner. Pour comprendre.

 

Je savais qu’Henryana ne resterait pas à attendre. Elle n’avait pas risqué le passage pour s’arrêter en si bon chemin. Nous nous frayâmes un chemin entre les ronces, les orties et les arbres. Des voix d’hommes s’élevaient de l’imposante structure. Je m’approchais doucement d’une des fenêtres et scrutais l’intérieur. Une dizaine d’hommes vêtus tel des cosmonautes s’activaient autour d’une immense table. Ils manipulaient des produits avec dextérité et leur combinaison confirmaient la dangerosité des substances.

 

—        Le HB421 est prêt ?

 

—        Pas encore. D’ici demain, tout sera prêt.

 

—        J’espère pour toi. Le boss’ attend son colis en fin d’après-midi. La levée des courriers est à 16h.

 

Je n’y comprenais rien. HB421? Colis? Ces hommes préparaient un mauvais coup. Je le sentais. Mais impossible de savoir quoi.

 

Marc. Celui qui parle de HB421 s’appelle Marc. Il visualise ce qu’il appelle une attaque bactériologique.Que veut dire une attaque bactériologique ? Une petite voix intérieure venait de répondre à mes questions ! Etait-ce une hallucination ? Je me retournais vers Henryana. Son regard se perdait dans le vide. Elle semblait… ailleurs.

 

C’est moi, Setchouan. Je … Je lis dans les esprits. A vrai dire tout mon peuple en est capable. C’est une de nos… facultés. N’oublie pas d’où je viens. Nous sommes différents. Nous paraissons à tes yeux désuets mais il n’en est rien. C’est un leurre.   

 

Henryana secoua légèrement la tête et retrouva le regard qui lui était propre. Elle semblait ennuyée. Je n’étais donc pas fou. Cette petite voix était celle d’Henryana.

 

—        Et tu comptais m’en avertir quand ?

 

—        Je suis désolée. Je ne voulais pas t’effrayer plus que nécessaire. Je voulais te le dire après t’avoir embrassé mais j’ai pris peur. Nos deux mondes sont très différents. Plus que tu ne l’imagines. Contrairement à ton peuple, le nôtre est en corrélation étroite. L’entraide, le partage est notre force. De notre unité dépend la sauvegarde de notre monde. Nous avons développé un mode de communication particulier qui se fait essentiellement par la pensée. J’ai pénétré dans l’esprit de cet homme et ce qu’ils préparent est néfaste.

 

Génial, depuis le début elle m’« entendait ». Cela expliquait tout. Quels autres dons possédait-elle ? J’étais sûr qu’elle ne me disait pas tout… Je revenais vers notre quête afin de gérer des pensées que je ne désirais pas étaler.

 

—        Tu parles d’attaque bactériologique ?

 

—        Oui, ils comptent mettre du papier avec du HB421 dans une boîte jaune.

 

—        Du papier ? Une boîte jaune ? La levée de courriers ? La poste… C’est la poste !

 

Nous étions fixés dorénavant. Il s’agissait de terroristes qui projetaient une attaque bactériologique. Comment attirer l’attention de policiers ou autres immédiatement ? Demain, il serait trop tard. Dans un coin de la pièce, des bidons d’essences traînaient. Il fallait que je tente quelque chose. Je décidais de pénétrer dans le repaire des terroristes. Henryana insista pour venir avec moi mais je refusai catégoriquement. C’était trop dangereux.

 

Les terroristes étaient trop occupés par leur tâche. J’avais réussi à me faufiler jusqu’aux bidons d’essence en rampant derrière diverses armoires. J’allais attraper deux bidons quand une main puissante s’empara de mon bras.

 

—        Nous avons de la visite !

 

J’étais cuit. J’avais voulu jouer les héros mais dorénavant j’avais plus l’allure d’un zéro. Ils étaient furieux. Tout mon corps tremblait à chacun de leurs mots : « espion », « torturer », « tuer », « noyer », … Qu’allaient-ils faire de moi ?

 

Soudain, je sentis une légère brise souffler dans mes cheveux. Rien d’étrange. Jusqu’à ce que la brise ne devienne vent. L’un des terroristes s’assura qu’une tempête ne se préparait pas. Aucune branche ne vacillait dehors.

 

—        Vous sentez ce vent ? Etrange, rien ne bouge à l’extérieur.

 

Une silhouette se posta devant la porte au tuyau. Celle d’une fille. Henryana. Je n’eus pas le temps de lui crier de se sauver qu’un des terroristes s’élança à sa rencontre. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque ce dernier valsa dans les bidons d’essence. Henryana semblait sereine. D’une voix calme et cristalline, elle proféra ces paroles :

 

—        Vous détruisez la nature sans vergogne en déversant vos eaux usées. Vous détruisez mon monde et pour cela vous serez puni.

 

Le vent s’intensifia. Les terroristes furent soulevés du sol et projetés à l’extérieur du bâtiment contre un arbre. Henryana donna vie à une corde qui traînait dans le hangar et ligota les coupables à celui-ci. Vengeance ou signe du hasard, ils se retrouvèrent ligotés à un charme. Elle vint vers moi calmement :

 

—        Je t’ai évité bien des ennuis. Quelle idée de vouloir brûler de l’essence ! As-tu pensé à la pollution que cela aurait engendrée ?

 

Comble de l’ironie. Non seulement Henryana m’avait sauvé la vie mais en plus elle me faisait une leçon de morale !

 

—        Je t’avais bien dit que nous étions différents.

 

Appel Anonyme. J’appelai le 17. La police. Ils arrivèrent rapidement. Nous nous étions assurés que tous les terroristes étaient bien embarqués, qu’ils avaient découvert leurs intentions. Des policiers que j’avais aperçus lors de notre virée scolaire s’attardaient sur l’énorme tuyau intempestif. Deux jours plus tard, les journaux annonçaient la capture de terroristes dans de mystérieuses circonstances. Heureusement pour nous, les policiers avaient assimilés leurs dires à des délires de personnes sous l’emprise de la drogue. De toute façon, qui pourrait croire qu’une jeune fille s’amusant avec les éléments les avait ligotés par la pensée ?

 

Henryana m’avait enfin accordé sa confiance. Elle m’apprit par la suite qu’elle parvenait à entrer en communication par la pensée non seulement avec ses pairs mais également avec la nature. Les liens qui les unissaient étaient bien plus importants que ce qu’elle m’avait laissé croire. Les hamadryades et les arbres n’étaient pas les seuls à dépérir directement. Son peuple était en danger également. Nous étions retournés annoncer la bonne nouvelle à ses semblables. Nous avions été accueillis chaleureusement. Les hamadryades étaient retournées dans leur discrétion coutumière. Le monde d’Henryana était sauvé, pour le moment.

 

Je savais quelle était ma place dorénavant. Sur Terre bien évidemment et dans le monde d’ Henryana. Nous allions d’un monde à l’autre pour nous assurer de leur survie respective. Nos vies étaient liées à jamais et de nous dépendait la survie de ces deux univers parallèles.

 

Henryana m’offrit un pendentif taillé dans du bois de charme. Il avait la forme de cet arbre et sur son tronc étaient inscrites des annotations : H et S.

 

H pour Henryana et S pour Setchouan. Elle embrassa le pendentif tout en murmurant des paroles incompréhensibles, magiques : Protectara, liga, passara protection lien passage. J’avais le droit à la traduction cette fois-ci. Elle désirait m’apprendre la langue des anciens. Ce pendentif était le lien entre nos deux mondes. Le même pendentif pendait autour de son cou. Grâce à ce lien supplémentaire, nous pouvions communiquer ensemble par la pensée même séparés, chacun dans nos mondes. Grâce à lui, nous pouvions également traverser le passage seuls. Il était le lien ultime. Il nous représentait. Il nous unifiait dans l’absolu. Il était nous.

 

Le charme d’Henryana et de Setchouan.



13/03/2013
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